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Soif aux tempes,
parue aux Editions Rouge Safran,
dans le collectif « Noëls à Marseille »,
ISBN 2-913647-10-3, 12 €
 


Voici 13 nouvelles de Noël, 13 desserts littéraires doux, amer, tendres, parfois acides ou durs, toujours sincères, écrits par treize auteurs dont la plume marseillaise, trempée dans l’encre bleue du Vieux-Port, avait pour devoir de création : nous raconter un Noël à Marseille.
Ils vous souhaitent une bonne lecture.
À lire sans modération

 

« Celui qui se relève est plus fort que celui qui n'est jamais tombé. »

François Gervais

Ses tempes battent brutalement. Clémence souffre. Mal de tête. Il pleut. Elle frissonne dans son grand tee-shirt et évite de regarder les gouttes exploser derrière la vitre. Leurs éclats fracassés rebondissent avec violence sur le bord peint en blanc. Dès qu'elle le peut, Clémence évite toute forme de fureur. Elle étreint doucement son épaule gauche de son bras droit. Son épaule droite de son bras gauche. Elle se presse contre elle-même. Pas uniquement pour extraire une chaleur qui la réchaufferait. Davantage comme on se pince en cherchant à savoir où est le rêve. Comme on se force à revenir d'un cauchemar. Et comme on attendrait cette étreinte d'une personne qui tiendrait très fort à nous. Cela ne chasse pas la solitude de Clémence, ni ses migraines installées, il faudrait qu'elle connaisse la paix. Ou qu'elle s'aime davantage.
Un léger bruit, venu de la chambre des enfants, la fait sursauter. Les soirs de pluie Clémence est irritée et n'importe quel son habituel prend trop d'ampleur. Ce soir, ce n'est que l'aîné, il vient de se retourner sur son matelas en gigotant fort de la manière dont il dort toujours. Chaque matin son lit lui ressemble, un tas emmêlé. L’aîné est brut pourtant sensible, d'apparence agressive, blessant car au fond blessé. Pas loin de lui, la seconde, la petite, a déjà dû uriner dans son lit. Elle est remuante, à l'école elle n’écoute rien ni personne. Toujours à la recherche de barrières, elle s’exprime avec violence, en quête des limites des autres.
Clémence soupire, demain comme chaque matin depuis qu'ils habitent cet appartement, elle refera les deux lits. Elle tente d'être calme. De respirer en s'appliquant pour qu'à droite de sa tête, entre son œil et le haut de l'oreille, s'épuise enfin l'épine de la migraine.
Au-dehors, chacun des instants d'une lenteur extrême mouille la mer. L'étendue miroir se confond tout à fait avec le ciel. Les nuages nagent là où le soleil aurait dû se coucher. D'habitude, au large, sur les îles, ils offrent un spectacle de transparences orangées. Tout au contraire ce soir tombe en teintes grisées sombres et laisse présager une nuit entièrement diluvienne. Clémence appuie sur la touche On du boîtier noir qui traîne, et la télé s'allume. Du bruit pour couvrir ces glissements humides. Du son pour ne pas plonger dans l'eau des souvenirs. De la vie pour apaiser les flots douloureux qui l'étreignent. « Les étoiles vivent en couple, et quelques-unes en communauté... Il y a de grandes nurseries stellaires... Les bébés étoiles y pullulent... Durant trois milliards d'années vous avez... Des disques s'échappent... La matière… » À peine Clémence vient-elle de laisser entrer la voix de l'astronome interviewé dans la pièce qu’elle s'éloigne loin des mots. Clémence s'échappe dans ses pensées. Durant ces trois dernières années - à son échelle, un temps aussi immensément long que trois milliards d'années pour l'univers - elle a traversé des couleurs difficiles, du croc souci, du rongé soufre, beaucoup de quotidien étreint sur des touches de nerfs froncés.
Plus certaine de rien, sa raison chavire quelquefois, Clémence se souvient. De son gentil mari, de leur maison choisie dans la joie puis rénovée, de la naissance de l'aîné. D'une époque très douce dans une ruelle en pente, Traverse des Flots Bleus, où les soirs et les matins étaient câlins. De promenades main dans la main, de regards en plongée l'un dans l'autre. Puis d’arrêts vers l'horizon qu'ils admiraient à deux.

Les saisons s'enchaînaient. Insidieusement. Elle n'en savait rien. Clémence ne situe plus quel mois, cela se passa si vite, du moins en eut-elle l'impression à ce moment-là, l'affaire de son mari périclitait. Simultanément une relation dont elle était exclue vit le jour. Clémence n'arrive plus à séparer l'ordre des événements… Seul point de repère, elle attendait leur second bébé. Son mari buvait-il avant et perdit-il des marchés ? Ou commença-t-il à boire après d'importants contrats conclus sans lui ? Mystère.
Elle, Clémence, patiente, l'entoura de son mieux. Frissonnante et écœurée, la nausée l'habitait chaque matin, elle essuyait pourtant ses vomissures à lui. Elle essaya d'ouvrir le dialogue de face. Il n'apprécia pas du tout. Tapi, réduit, hébété et ivre. Elle provoqua des explications en l'acculant ou en usant de mille ruses. Rien n'y fit. Chaque fois qu'elle avançait d'un pas, il reculait et se glissait par l'étroitesse du goulot, dans de nouvelles bouteilles. Il vivait au-dedans d'elles désormais. Surprise ou agacée, revêche ou compréhensive, attentionnée ou éloignée, Clémence tenta même... la clémence. Comme il se dissimulait depuis un long temps, elle n'obtint rien.
Rapidement, sa vie devint l'enfer selon Dante, la promiscuité sans l'intimité. Elle ne sut plus rien... Les liquides que son mari absorbait en grande quantité imbibèrent leur vie de poison distillé et Clémence chavira. Elle lut la vie en flou salé.
Clémence tressaille. Le moindre éclat sur ses souvenirs, mis en relief par sa sensibilité, est rugueux et trompeur. À posteriori, départager les faits des causes est impossible. Elle se souvient. Il buvait, devint désordonné en mots et en gestes, perdit le fil de la réalité, eut de moins en moins de repères. Il troublait ses proches. La Traverse des Flots Bleus devint une Traverse de flots liquides. Flots éthyliques, flots de paroles éraillées, flots floués.
La tête de Clémence résonne, le sang cogne en folles pulsations. Elles rythment les éclats de sa vie d'alors. Tatouée, la scène déclenchante. Sa durée, quelques minutes, le temps de six répliques. Clémence les a tant scrutées les nuits de pluie de ces dernières années, qu'elle peut les réciter avec précision. Un soir ordinaire, mais sur une ambiance électrisée. L'orage. Le soir qui tombait. Clémence avait laissé les trois siens au chaud dans la maison de la Traverse le temps d'effectuer quelques courses. Au retour, elle trouva le bébé qui s'étranglait de rage. Il sanglotait forcément depuis un long temps. Son aîné se précipita vers elle, s’enfouit dans sa jupe en tremblant.
– Snfff, maman j'ai du chagrin... Quand t'étais pas là, papa, il a tapé le bébé !
Le père surgit et beugla, hors de lui.
– Tais-toi, hips, morpion ! Je tape qui j’veux. Espèce de caf… beurp... cafard !
Il leva le bras.
Clémence, la rage au ventre, s'interposa :
– Tu es saoul ! Tu avais leur responsabilité et tu as bu !
– …
– Je ne reste plus ! Je vais te quitter... Taper sur le bébé, c'est insupportable.
– La ferme, salope, cracha-t-il. Tu n'iras nulle part. Sinon j'achèterai un fusil, et vous y passerez tous, et...
Clémence mendia pour l'aîné qui regardait :
– Chut, arrête, il écoute... Arrête, je t'en suppl...
Son mari la frappa. Comme jamais. Fort. Encore. Sans sens. Les coups désordonnés tombaient et en surimpression, tout aussi douloureusement, Clémence reçut les cris du bébé, les hurlements de l'aîné qui encaissait des claques aussi. Choqué, la bouche crispée, il buvait des yeux la haine de son père.
Comment oublier cela ? Comment, s'interroge Clémence quand il pleut. Douloureuse et anéantie, affolée de la transformation de cet homme, elle vit qu’il détruisait leurs vies. La confiance auparavant instaurée était annihilée. Profanateur. Fuir. Le mélodrame et la grande peur ressentie ne devaient pas s'ancrer davantage. Fuir, fuir, fuir. Elle devait partir sur-le-champ, emmener les enfants et déguerpir de chez celui qu'elle détestait voir ainsi possédé. Clémence sut qu'il fallait échapper à ces yeux abrutis et rougis, à lui et à ses bouteilles.
Elle déclara le plus fermement possible :
– Je pars quand même. T'as pas intérêt à nous toucher encore, sinon tu le regretteras toute ta vie !

Il pleut. Dehors, la pluie en eau lisse glisse sur la fenêtre. Chaque goutte derrière la vitre semble épouser sa sœur sur le visage de Clémence, car à l'intérieur, l'eau aux grains de sel de corps larmoie sur celle qui pleure. Clémence revoit ses parents, affolés de la voir surgir si tard, débraillée, échevelée, serrant le bébé d'un bras, de l'autre tirant l'aîné comme un somnambule, joues rougies par des doigts décalqués. Elle se souvient mal de comment ils la mirent au lit. De son frère à elle qui serrait les poings. De son aîné calmé difficilement par les vieux agités. Des pleurs intarissables du bébé. De comment, glacée, elle s'engouffra dans un puits de cachets pour ne plus ressentir la suite.
Durant quelques jours Clémence survécut de détentes artificielles sur des retours sporadiques de honte, de pleurs, empourprée vive sur l’angoisse d'avoir quitté son mari. Il l'avait épuisée. C'en était fini. Elle en avait assez. La passion, la douleur, les rêves, la violence, l'exaspération, la peur, les déchirures, la souffrance, la boisson, et la cruauté morale. Des émotions extrêmes. Jamais fades. Très épuisantes. Mais tout de même… Qu'avait-elle fait là… Le quitter…
Durant trois jours, sans qu'il se manifeste, sans qu'elle pose un pied hors de son lit de jeune fille, du fond d'un brouillard aux anxiolytiques, des évidences s'imposèrent. Chaque fois qu'il buvait, elle allait mal. Depuis des mois durant ces moments-là Clémence avait inventé un jeu dans lequel elle se réfugiait. Le Jeu des Départs Imaginaires de la Traverse des Flots Bleus. Départs qu'elle rêvait. S'évoquait. Jusqu'au jour où elle s'était mise à les espérer ardemment. Départs imaginés, imagés, sur lesquels Clémence rassemblait ses idées, ses enfants, ses craintes, ses affaires. Elle orchestrait - mais sans y croire vraiment - son moment, ses mots, ses attitudes. Des fois, cyniquement, il ricanait d'elle, elle l'imaginait jeter : « Bon débarras, justement j'ai soif ». Dans son scénario, elle le quittait alors sans un mot. Sinon, à l'inverse, il se mettait à genoux. Pleurait, suppliait. ãmue, elle pardonnait. Son canevas de rêves se modifiait sur les aléas de la vie quotidienne. Sur la dure réalité qu’il lui était donné de vivre.
Un jour, cependant, peu de temps avant le drame, elle laissa échapper une vraie opportunité de se perdre. Durant un voyage à Nice. Se perdre volontairement, jusqu'à n'en plus pouvoir, dans de sombres ruelles inconnues mais loin d'être aussi hostiles que lui. Se perdre pour, sûrement, se retrouver.


Réfugiée chez ses parents, les troubles de Clémence se balancèrent sur le temps. Son acte posé ne l'aida pas à nager vers la limpidité. Elle aurait pourtant voulu s'en persuader. Sans affaires ni idées rassemblées, elle avait fui. Irrémédiablement, définitivement. L'aîné pleurait chaque fois qu'il évoquait son père. Son comportement était désordonné, et sa diarrhée – symptomatique et nerveuse, avait dit le pédiatre - persistait. Clémence devait faire mieux que camper sur ses positions, davantage que s'y cramponner, un soir elle sentit poindre une détermination qui lui parut indomptable. Mais durant un sommeil à murmures agités, Clémence rêva et jongla de nouveau avec des paroles connues dans une langue dérobée. Il lui manquait. Son mari d'avant, l'essentiel de sa vie, l'être aimé. Une image qu'elle idéalisait, peu importait tout ce qu'il… La place vide à côté d'elle, comme les paroles d'une très vieille chanson dont on aurait égaré la musique... Clémence songea qu'elle devait réinventer l'air à vivre. Lui redonner une chance... Non, non, quelles chimères c’étaient! Quand elle se réveilla, aux aguets tant elle le craignait, elle tendit vers le vivre. Et même le revivre. Loin de cet homme cauchemar.
Le quatrième jour après qu'elle se fut sauvée, après leur échappée, Clémence se sentit assez forte pour imaginer oser se rendre « Là-bas ». Traverse des Flots Bleus. Déjà, elle ne disait plus « chez elle » ni « chez nous ». Son frère proposa de l'accompagner. Elle savait ce qu'elle voulait y faire. Y rester quelques minutes, rassembler des vêtements pour les enfants et elle.
Elle calcula, normalement son mari devait être ailleurs… Mais non, sa voiture se trouvait garée à la va-vite en haut de la Traverse, vitres baissées. Il était là. Clémence trembla en descendant les marches qui menaient vers sa maison. Avec minutie, les images s’enregistraient, se gravaient. Le cellier grand ouvert sur la Traverse. La porte de la maison entrebâillée. Les objets à leur place. Le désordre habituel. Le silence.
Fuir, fuir, fuir, le leitmotiv hurlait sur sa peau. Clémence s'avança alors qu'elle désirait reculer. Son frère la regardait, prêt à intervenir. Elle fit encore un pas en avant. Car si elle avait effectué un demi-tour elle n'aurait pu, une autre fois, trouver la force de revenir. Vite. Faire très vite, puis fuir, fuir. Son mari devait la guetter, il allait l'accoster, l'implorer, l'apostropher, la violenter peut-être.
La peur au ventre, serrant contre elle le sac de sport vide qu'elle avait préparé, elle entra. L'appela par son prénom. Elle le chuchotait d'une voix rauque. Plexus solaire noué. La peur l'étreignait. Clémence mendiait son apparition pour faire cesser l'insupportable attente de le voir fondre sur elle. Mais seul le silence habitait la maison. Désarçonnée, elle qui se voulait rapide, lucide, dépossédée de ses illusions, de sa naïveté, de sa jeunesse, elle hésita. Quitter son mari la culpabilisait. En haut de la Traverse son frère klaxonna. Clémence ne devait plus tergiverser, mais foncer. Elle gravit les marches de l'escalier. Sachant exactement ce qu'elle voulait, elle attrapa les piles de polos et de pantalons dans l'armoire de l'aîné. Au-dessus du petit bureau en pin, elle se retourna douloureusement un ongle. Ne pas ralentir. Ne pas s'arrêter. Elle saisit les cahiers, puis le dauphin en peluche râpé resté dans le lit. Vite, elle devait faire vite, il pouvait surgir.
Ce qui était étrange, Clémence s'en troubla, c'est qu'il n'avait visiblement touché à rien. Aucune crise de rage ni de destruction comme durant les semaines précédentes. Dans leur chambre - dans ce qui avait été la chambre de leur couple, s'efforça-t-elle de penser - Clémence trouva tous les objets là où elle les avait laissés. Même le lit était intact, bordé par elle, elle l'aurait juré. Une robe abandonnée sur la chaise. Un pull tombé au sol. Des pantoufles au milieu du passage.
ãtait-il ivre ? Où s'était-il écroulé ? Où avait-il été dormir ? Chez qui avait-il échoué ? Clémence ouvrit son armoire, et dans le sac béant, déjà alourdi, jeta en désordre pulls, tee-shirts, jupes, culottes. Que faisait-il ? Pourquoi ne se montrait-il pas ?
Aucun tri, aucun choix, aucune idée en ordre, juste de la précipitation. Sans rien savoir d’autre, vite, il allait revenir, glacée et pourtant transpirante, Clémence descendit les marches. Elle abandonnait tout le reste, les photos, les souvenirs, les vases, les dessins de l'aîné, ses livres, tout. La peau des enfants et la sienne, voilà ce qui comptait vraiment. Elle s'éloignait, il continuerait de se détruire sans eux.
Le poids du sac mordit son épaule, il restait à Clémence une dernière chose à prendre. Le linge du bébé dans le panier du repassage. Poursuivie en pensée, paniquée à l’idée de le voir surgir, elle s'avança dans le cellier, remplit ses bras de vêtements, et sortit précipitamment.
Chez ses parents, les jours suivants, Clémence traversa une multitude d'étapes douloureuses. Il l'avait défiée, elle avait plongé. Ou vice versa. L'avait-elle défié et avait-il plongé ? Elle s’interrogeait. Il avait détruit son univers, pourtant elle avait tenu bon le plus longtemps possible. Elle se demandait sans cesse ce qu'il pensait, ce qu'il faisait. Elle prenait son temps, entama son deuil. Elle songea à des détails stupides, comme à ses chemises sales qui s'amoncelaient. Au fait qu'il mangeait sûrement mal. É son visage qui s'émaciait. É l'alcool qui dévorait son corps et son esprit. Aussi, aux jouets qui manquaient à l'aîné. Ou à leur vie d'avant…


Il pleut. Il flotte. La nuit dégouline. Clémence tressaille. Traverse des Flots... Il avait tant plu là-bas. Son effroi est net, précis, à vif. Aucun détail, même le moins tarabiscoté, ne s'est évanoui avec le temps. Son mari ne se manifestait toujours pas. Les jours passèrent. Cinq encore. Avec les quatre précédents, cela faisait neuf journées immensément longues et neuf nuits interminables qu'elle tournait en rond. Ce qu'il convenait de faire… Rien. Elle le savait. Mais des fois elle oubliait. Par touches sur un coin d'instant, elle se souvenait de ce qu'elle ne voulait surtout pas. Mais cherchait partout ce qu'elle désirait. Son émotion ne s'émoussait pas mais Clémence s'essoufflait un peu. Elle avait attendu. Elle attendit encore. Au fil des jours elle redoutait davantage l'exaspération dont il ferait preuve. Clémence se demandait quelle forme prenait sa colère, ce qu'il lui réservait. Mais il ne se produisit strictement rien. Des orages nocturnes succédaient à la pluie ininterrompue des journées. Le ciel pleurait sans arrêt. Peu à peu, la ville perdait ses couleurs, ses odeurs, ses repères. Un temps de saison, mais qui n’en finissait pas de couler.
Un matin trempé, n'y tenant plus, Clémence décida de passer Traverse des Flots Bleus. La voiture était au même endroit. L'eau du ciel avait inondé les sièges. Depuis le précédent passage de Clémence personne n'était venu relever les vitres. Qu'il ne se soit pas occupé de son véhicule, alors qu'il y tenait tant, l'intrigua passablement. Sous l’averse drue, en haut des marches de la Traverse, elle chercha son souffle. Dans la pâleur qui chassait le bleuté du paysage, elle descendit Traverse des Flots.
Elle passa devant le cellier, toujours grand ouvert. Y aperçut une longue flaque stagnante et irisée. Les averses avaient toujours ruisselé jusqu'au milieu de cette pièce. Elle s'engouffra dans la maison à la porte entrebâillée. Jeta au vide des appels aussi apeurés qu'intrigués. Ils retombèrent le long des murs. L'abandon évident du lieu lui causa un choc. Une montée d’adrénaline, contenant l’inverse de ses sentiments pour lui depuis qu’il était infernal, s’ancra. Clémence, accablée d’une peur submergeante, pensa qu'il lui était arrivé quelque chose.
Ses appels, devenus des cris angoissés, traversèrent, explosèrent, rebattirent la maison de part en part. De l'étage, des chambres, du jardinet jusqu’au séjour en longueur. Mais son mari n'était pas là. Il n'avait pas téléphoné. Il ne répondit pas. Et Clémence ne trouva aucune lettre. Elle refit en détail le parcours de ce lieu qu'elle avait installé. Aimé. Ses tempes battaient violemment. Clémence ouvrit les placards, un à un. Elle regarda dans la douche. Comme on fait dans les films. Sans croire qu'elle trouverait un indice. Elle ouvrit la porte du réduit sous l'escalier. Rien. Clémence n'éprouva aucun pressentiment. Des Flots de vide. Au fond du jardinet, sans conviction et trempée, elle fouilla le fourré imbibé des grands lauriers roses. Fit le tour du saule, du mimosa. Accorda un regard aux chevauchées jaunissantes des jasmins. Elle se sentit ridicule de cette partie de cache-cache, de s'inventer des frayeurs.
Déprimée, une larme perla. Elle avait pensé se ficher des réponses tant elle était porteuse de questions. Elle constatait que tout était à vif. É fleur de souffrances. Lasse, l'émotion l'asphyxiait, elle décida de partir. Elle tira la porte pour la fermer. Elle renifla. Passa devant le cellier, fit le geste de refermer aussi son battant. Renifla de nouveau. Submergée par une odeur écœurante elle pensa qu’un des orages avait fait sauter le disjoncteur, le contenu du congélateur allait pourrir. Clémence traversa la flaque irisée du milieu de la pièce, s'enfonça au-delà du panier à linge et les trouva. Là. Le fusil abandonné. Et le corps puant de son mari.
Clémence grimaça de terreur devant le cadavre en cours de décomposition. Devant la tache de sang noir et caillé. Elle recula de l'ultime endroit. Fuir, fuir, fuir. Juste avant de hurler, en un flash pensé, Clémence mesura toute l'injustice qu'ils porteraient désormais. L'aîné, le bébé, et elle.
Il pleut. L'eau ruisselle des derniers mots qu'il garda d'elle. « Sinon tu le regretteras toute ta vie... » Il avait choisi la mort. Et Clémence, amputée, vide, affronte la Traverse des Flots Rouges encore plus lorsqu'il pleut. Les gouttes battent brutalement ses tempes.

©Marie Mélisou 2001

   
   
   
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