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Je
me trouve dans la rue car je reviens d'acheter du pain, tout simplement.
Le ciel se colore d'orangé. Bientôt le crépuscule.
À côté de chez moi, Daria sort de chez elle. Sans
le savoir, je le sais. Elle a une lourde tresse. Trois mèches de
cheveux, à peine poivre et sel. Avant, durant de longues années,
elle les serrait bien fort, les tordait, pour qu'ils ne se dénouent
pas de la journée. Là, ils jouent, malgré eux, malgré
elle. ãparpillés.
— Daria ! Arrête-toi, s'il te plaît...
Sur le pas de leur porte, son mari, mon voisin, Aloïs, agite comme
il peut sa douceur exaspérée. Il retient son épuisement,
c'est visible. Il contourne Daria le plus délicatement possible,
en un ballet tendresse. Ses cernes démentent ses gestes lents,
appliqués, pondérés. Ses bras montent, descendent,
lentement encore. Ils s'exclament en grande maîtrise d’eux-mêmes.
Je me demande si plus tard je saurai être aussi patient !
Aloïs tend à sa femme ses deux mains, paumes vers le ciel.
Comme un signe de paix, preuve de sa bonne foi. Mais Daria a peur. Elle
recule, s'éloigne sur le trottoir.
— Rentre Daria, insiste-t-il, allons, rentre à la maison.
Aloïs est las. Je le vois, Daria reste dure, indifférente.
— Ne me touchez pas ! Je ne veux pas entrer chez vous. Laissez-moi.
Dans la rue, je suis un témoin gêné d’être
là. Pourtant je ne bouge pas.
Maintenant, Daria lui tourne le dos. Son regard englobe la rue. Sans étonnement.
Sans intérêt. Sans curiosité. Sans signe de reconnaissance.
Ses yeux ne s’arrêtent pas sur leur maison. Son regard glisse,
glisse. Elle ne marque aucun arrêt sur son presque enfant, un tulipier
planté amoureusement il y a une quinzaine d'années. Elle
ne reconnaît pas sa voiture, qu’elle ne sait plus conduire.
Ni la voisine du 58 qui passe, sa meilleure amie, avant.
Son regard glisse, glisse encore. Elle continue d'ignorer Aloïs sans
s'évertuer à rien, trop calmement. Elle détourne
ses yeux quand il se plante devant elle. Chaque nouvel instant est une
nouvelle fuite. Fugue devant une ombre qui la gêne. C’est
la débâcle devant un humain qu'elle redoute. Daria se dégage
comme la pluie coule sur une vitre. Mon père répète
souvent que Daria s’avance chaque jour sur « le linéaire
de son vide ».
Je la sens glisser, glisser toujours. Comme une voiture sans frein sur
une grande pente. J’ai peur qu’elle se fracasse. Ce soir une
fragilité effrayante habite notre rue.
Puis, sans qu'aucun de nous ne sache pourquoi, Daria arrête son
tour d'horizon sur moi. Elle me sourit comme si je lui sauvais la vie.
— S'il te plaît, m'appelle-t-elle à l'aide, viens,
il m'embête.
On dirait une petite fille qui appelle un copain. Je suis presque aussi
grand qu’elle maintenant.
Son regard me parle, « comprends-moi, s'il te plaît, comprends-moi
». Je ne crois pas qu’elle s'adresse véritablement
à moi, ni au voisin. Sa voix enfantine, perdue, est néanmoins
davantage exigeante que soumise. Je ne peux pas refuser.
De toute façon elle se moque de mon avis. Peut-être même
a-t-elle déjà oublié l'aide qu'elle me réclame
?
Non, cette fois-ci elle suit le fil de sa demande. Elle insiste.
— Emmène-moi, je ne veux pas rester ici.
Mon pouls s'affole. Les maisons tournent. Le ciel manque de se renverser
d'une telle responsabilité. J’ai peur. Aloïs me jette
un coup d’œil suppliant. Je me ressaisis.
J’enchaîne le plus naturellement possible :
— Alors viens, Daria. On va se promener, toi et moi...
Je déplace le pain, le carre sous l'autre bras, et très
doucement, par peur de l'effaroucher, je la guide par un coude. Elle se
laisse mener. Elle paraît soulagée de s'éloigner d'Aloïs
qu'elle ignore brisé.
Nos pas sur le trottoir prennent le chemin que suit la rue. Plus rien
ne tourne. J'avance, calme. Car Daria l'est aussi. Nous n'allons nulle
part, comme ses pensées. Elle marche vite. Presque gaiement. Un
semblant de bonheur qui part en promenade. Daria ne sait plus pourquoi.
Moi non plus. Je la guide à peine, c'est elle qui avance. Infatigable.
Son pas, exalté, plus long que le mien nous entraîne. Une
rue à gauche, une rue à gauche, la suivante encore. Nous
faisons le tour du pâté de maisons.
Vers l'Ouest, le feu du ciel promet un coucher flamboyant. Je montre l'horizon
à Daria. Qui ne me répond pas. Elle se parle. Monologue
dans lequel je n'ai pas à prendre place. Ma mère me l’a
dit plusieurs fois, Daria alterne sa vie d'ombres et de mutismes avec
de longs bavardages, qui ne sont pas folies, puisqu'elle n'affabule jamais.
Là, Daria a oublié le silence. Elle accompagne nos pas de
paroles. Détachées. Paisibles.
Devant la vitrine de la pâtisserie elle s'exerce à sourire.
S’adresse un « Bonjour mademoiselle », d’un ton
gracieux. La seconde suivante elle est déjà lointaine. ãloignée
d'elle, surtout de moi.
Puis elle semble revenir en elle. Juste un peu. En minaudant, elle me
désigne du doigt les petits fours poudrés. Ils l'amusent,
sans plus, elle refuse ma proposition de lui en offrir un. J’insiste
poliment. Ses yeux se colorent d'impénétrable et de noir.
Alors je me tais. J'avais stupidement oublié : Daria ne refuse
jamais par politesse. Par contre, j'en ai été témoin
à plusieurs reprises, elle peut s'enflammer de colères très
irritées.
Daria. Une femme qui était douce. Ma voisine. Un pays, un monde,
un univers violent, aussi, depuis qu'elle est éparpillée
en milliers d'éclats imprévisibles.
Notre balade prend fin, nous arrivons devant chez moi. Par conséquent
devant chez elle. Aloïs attend dans le recoin de leur porte. Chacun
de ses gestes est une supplication à avant. Sa détresse
l’invoque et le convoque. Mais l’avant a disparu. Pas un cil
de Daria n’indique qu’elle sait qui il est. Ni où nous
nous trouvons.
Elle ne ralentit pas.
Une autre femme, ma mère, est sortie dans notre jardin. Elle patiente
également. Inquiète pour nous. Je baisse les yeux. Impuissant.
Je ne peux qu’attendre que Daria ait fini.
Nous continuons de faire avancer nos pieds.
Second tour du quartier ? Visiblement, oui. Le rythme de Daria m'éreinte.
Où trouve-t-elle cette force d'avancer ainsi vers la minutie du
néant ?
Les bruits de la ville et ceux des cœurs échappent à
Daria. Enfin peut-être. É ce que les autres en disent. Je
me demande ce qu'elle entend encore. La musique en souffles ? L'horreur
de son avenir ? Il parait que non. Qu'elle n'entend rien. Ses pensées
seraient mortes. De cette mort qui tue Aloïs.
Une rue à gauche, une rue à gauche, puis la suivante…
É présent c’est moi qui parle. Daria se moque complètement
de ce que je raconte. Moi aussi. Je m’écoute à peine,
je meuble. Je marche, je parle, je marche. J’ai des devoirs qui
attendent, une interro à réviser… et la vie de ma
voisine entre les mains.
Je ne sais pas jusqu'à quelle heure nous allons avancer ainsi,
ni combien de trottoirs nous allons arpenter. Je sais seulement que Daria
existe. Nous sommes deux vivants qui avançons. Je suis triste qu'elle
ne le sache plus.
L'orangé du ciel se fait grignoter par un violet intense. Presque
vert à certains endroits. Le ciel est incroyable ce soir. Très
beau. Ce moment est incroyable aussi. Le bras de Daria presse le mien,
puis elle bâille. S'extasie sur un de ses lacets défait.
Continue deux discussions pas commencées, si je comprends bien,
sur les hortensias et des fourchettes pas propres…
Soudain l'effroi se peint sur son visage. Elle déclare ne plus
savoir pourquoi je lui parle tout le temps de la mer. Je n’ai pas
évoqué la mer. La vie, en lierre, s'agrippe à elle,
elle s’énerve. S'irrite. Daria insiste sur des montagnes
qui existeront un jour, dit-elle.
É notre troisième passage, le ton de la conversation de
ceux qui nous guettent baisse. Aloïs, mes parents, un autre voisin.
Daria regarde Aloïs. Le voit. Ses mots le griffent car il tente d'approcher.
Daria n'a pas le désir de l'empoisonner, puisqu'elle n'a aucun
désir, pourtant elle affirme :
— Cet homme n'est pas mon mari. Non, non, non. Je le sais bien.
Ce qu'il veut, c'est que j'entre chez lui. Mais j'ai peur. Je me méfie.
Aloïs ne se décompose pas. Il soupire. Rien ne sert de fuir
ce que l'on doit affronter, il l'a appris, l'a gravé dans sa chair.
— Elle est trop jeune pour tous ces fantômes... murmure-t-il
à ma mère.
Je suis fatigué. Daria s'agite, inconsciente de nos efforts, fraîche
et disposée à trottiner encore. Maintenant c'est elle qui
agrippe mon bras. Ses ongles cramponnent ma manche. Elle me tire. M’emporte.
Nous continuons donc. Nous marchons. Je voudrais savoir qui me tient.
Qui se promène avec moi ? Son atrophie cérébrale,
nommée maladie d’Alzheimer ou Daria ?
Elle ne sait plus ce qui l’attend demain. Elle possède moins
de souvenirs que moi. Le dessus et le dessous des choses l'indiffèrent.
En temps ordinaire je ne peux pas grand-chose pour mes deux voisins. Aloïs
et Daria. Ce soir je peux marcher. Avancer. Accompagner leur nulle part.
L'utile de l'inutile. L'inutile utile. Mes copains se marreraient s’ils
me voyaient. Moi, je n’ai même pas envie d’en sourire.
La vie d'Aloïs ne continue pas chaque matin. Il la recommence. L’invente.
Une vie d'occasion. Comme le sable fuit entre les doigts, Daria glisse
entre les siens sans jamais plus s'arrêter. Ni mots véritablement
destinés, ni regards préparés, ni pensées
dirigées, ni amour intentionné.
Soudain, à deux rues de chez nous, Daria stoppe. Ses yeux se perdent
dans le ciel à présent mauve foncé. Sans raison,
elle abandonne son allure, sa précipitation et toute résistance.
Affaiblie, elle semble éreintée. Elle accepte l’effritement
de ses forces comme elle admettait la hâte. Elle ne parle plus.
Elle ne pleure pas, ne supplie pas, ne crie pas, comme je le redoutais.
Toutefois, elle affiche une moue. Ses yeux sont davantage écarquillés
que d’habitude. Ses mains s’ouvrent. Vers le haut, en signe
de quête. Un geste presque similaire à celui d'Aloïs
précédemment.
— On rentre ? je murmure.
— ...
J'ai peur qu'elle refuse. Silence. À peine troublé. Elle
halète sur des émotions qui n'ont pas de sens pour moi.
Je ne sais comment progresser vers elle.
Mais c'est elle qui vient à moi.
— Pernelle…
ãcho qui papillonne. Daria réclame l'objet de son affection.
Une des seules choses qu'elle sache reconnaître quand elle se trouve
dans sa chambre. Une poupée qu'Aloïs lui a offerte. Je peux
la ramener. Pernelle est un but qui existe, immédiatement.
Une rue à gauche. La dernière. Devant chez nous. La nuit
est tombée sur les gestes lents de Daria.
Maintenant Daria accepte de rentrer chez elle. Là, comme si c'était
ailleurs. Je suis épuisé. Il est temps qu’Aloïs
ferme leur porte, que je pose mon pain sur la table et je mette une fenêtre
autour de la nuit.
Je dis à mes voisins :
— Bonsoir tous les deux.
Banalement. Mais c'est ce qu'il faut arriver à prononcer. Nous
sommes au centre du quotidien des années à vivre.
Je me retire dans la pénombre, qui était violette tout à
l'heure. Tout à l’heure, c’était il y a si longtemps.
Daria… Sent-elle ses cheveux épars lui caresser les épaules
? Avant, ils formaient une lourde tresse sage. Trois mèches, à
peine poivre et sel, enlacées et rangées.
©Marie Mélisou |