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Lumières de levées
 

« Je suis fort parce que je ne suis jamais
dérouté par les autres, et je
fais ce qui est en moi. »

Paul Gauguin

Je me souviens de cette liberté que nous avions alors d’aller et venir… Nous avons longuement regardé une barque bleu cobalt, La girelle. Avant qu'un pêcheur n'en démarre le moteur, je sentais l'odeur du sel et celle désagréable de la rouille, elles saturaient l'air. Peu m’importait, déjà à cette époque, je respirais à fond comme si un pressentiment me poussait à emmagasiner des bouffées de vent.
En bordure du quai, les lattes de bois de la palissade blanche, taillée chacune en biseau, nous observaient. Lorsque je n'ai plus su soutenir leurs yeux scrutateurs (chaque nœud dans le bois me semblait alors être un œil... maintenant je n’y vois plus rien d’autre que de simples nœuds ), je l’ai tiré par le bras, et nous avons fait demi-tour par la ruelle étroite aux odeurs de pipi de chats, nommée rue Va à la calanque.
Sans désirs précis, sans pensées distinctes, en alignant simplement mes pas l'un après l'autre, je m'offrais une certitude, celle d'être vivante. Vivante malgré tout. Malgré lui, ses bêtises, ses mensonges, ses silences, ses complicités sans la mienne. Comme une preuve supplémentaire, je sentais les pans de ma robe danser sur mes mollets et son regard d’homme velours me déshabiller.
Rue des Ports du Sud, nous avons joué sur le sol à cache-soleil avec les ombres des immeubles, des maisons et des murs d'enceinte. J’entendais ses pas, les miens étaient silencieux. Je sautais sur d'impénétrables mats, sur d'indistincts frais. Et resurgissais aussitôt sur des flots d'étincelles lourdes. La poussière finement hachée et transportée nous bousculait. De troubles auréoles colorées étaient projetées depuis les murs d'enceintes sur les façades opposées. Dessinées en miroitements et jeux de lumière au travers des tessons cassés. Savamment plantés, ces tessons décorent les garde-fous de ceux qui veulent se protéger visiblement de l'extérieur. J'en rageais, lui jetais un regard exaspéré. Il le savait, je déteste ces rangées plantées, ces débris ordonnés avec minutie de main d'homme ! Ils m'évoquent... la préméditation, les nuits sans lune, une courte échelle dramatique, le sang, la douleur et l'horreur. Et les bruits similaires à celui de mon cœur, crissements de verres pilés, lorsque je l’attendais en vain pendant des heures...
Nous avons marché encore. Chemin de la Batterie des Lions, rien de notable, si ce n'est ces trois hommes qui m'ont regardé passer avec une identique lueur de désir. Vivante. J'étais vivante. Et libre. En quelque sorte.
Lui, il riait en marchant les mains dans ses poches trouées.
Dans un étroit goulot, le mistral s'engouffrait. Nous nous sommes arrêtés devant la mer, l’avons regardée un bon moment debout sur les rochers, j'ai senti la pression de mes seins en contact avec ses omoplates, celle de mon pubis proche de ses fesses lorsque je m'écrasais contre son dos pour moins ressentir les aiguillons du vent. Il mugissait, m’ébranlait, me transperçait.
Et lui, lui me semblait un roc, alors. Debout sur des rochers, je me cramponnais à ses épaules, et mes cheveux d'un chignon envolés et les siens mi-courbés, mi-dressés, se mélangeaient avec les bourrasques. Nous frissonnions de tout. Du possible. De chacun des bruits, surtout.

Maintenant, je regarde avec un désintérêt concentré les volutes bleutées et imaginaires s'étirer vers le plafond. Ma cigarette ne peut pas brûler le bord du drap proche, ce n'est que le tube de plastique transparent de mon stylo Bic tenu entre l'index et le majeur de ma main droite. J'ai compté les jours sans tabac et sans nouvelles de lui. Je les ai cochés sur le vieux calendrier punaisé au mur. J'ai griffé rageusement de quatre-vingt quatre croix noires les pages d'octobre à janvier.
M’en ficher de ne plus le voir. De ne plus fumer. Je hausse les épaules. Ce n'est pas pour l'indépendance troublante que je m'offre - savoir me délivrer ainsi d'un homme et des cigarettes -, ni pour la belle énergie qu'il faut pour s'offrir de la souplesse. Pas plus qu'une envie soudaine d'éviter à mes matins cette première pensée matinale pour lui. Ou ce premier geste compulsif pour elles. C'est simplement une question de fric ! J'en rage, même plus vingt balles pour l'achat de mes Camel. Pas même une cigarette, pas même un coup de téléphone… De son côté du mur, pourquoi ne veut-il pas savoir comment je vais du côté du mien ?
D'un regard morne, mes yeux parcourent la pièce à la recherche de détails qui m'auraient échappé. Je me formule des souhaits hallucinés sûrement dûs aux manques : nappe, bougeoir, encens, vase brillant, cadre, grand miroir, deux assiettes. Nommer mes vrais manques serait facile : homme, amour, câlin, regards, douceur, chaleur, cendrier, paquet neuf, cibiche, briquet, pipe, sèche.
Constamment absente de moi-même, éloignée de mes sensations, j'abaisse mes propres réticences. Je passe mon temps en vœux de bouderie, comme si je psalmodiais des propos désultoires. L'hiver est dehors et dedans aussi. L'air froid et le silence me persécutent. Même les couloirs de cette taule sont désertés entre deux heures et quatre heures.
Je ne peux que rêver. Un jour, pour lui, j’achèterai ce petit haut longuement envié dans un vieux Mode in. C’est n’importe quoi, puisque je n’ai plus de nouvelles ! Au lieu de rêver, me souvenir. Du vent. Et du balancement vif des lilas sur un petit chemin à la campagne. Il y a longtemps, avant lui.
Trois livres empruntés à la bibliothèque traînent sur le coin de la table en Formica écaillé : « Traité de la Tocologie », « L'art de la flanconade & autres bottes », « Processus de la surculation sans serre ». Je ricane en repensant à la tête des filles à la bibliothèque. É leurs railleries, quand par dérision, par révolte aussi, contre leurs « La marquise des Anges », « Vanessa et le bel inconnu », j'ai choisi ces vieux bouquins - dont les titres ne me disent strictement rien -, des livres sans images, aux airs sages et sérieux. Je ne les lirai évidemment pas.
Je me gratte le cou, puis les cheveux gras. Entre ces quatre murs se traîne une odeur indéfinissable de… Je ne peux pas réfléchir, j'enrage bien trop. Le monde des vivants, dont on m’a exclue, tourne bruyamment dans ma tête. En complications renversantes. Et lui… Il ne cherche toujours pas à me contacter. Le roc est devenu un courant d’air. J'essaie de moins penser à lui. Moins fort. De le transformer en un portrait, juste une image, au sourire figé, photo à ranger dans un album. Même pas, dans une vieille boîte à chaussures.
Cette répugnance, cette nausée, qu’il faut porter, accoutumer, quand les jours semblent des années. É cause de cet égrenage lent de l'univers absolument clos. Pourtant, la trotteuse des secondes de ma montre s'affole, mêlant passé et futur en spirales enroulées. L'aiguille des minutes s'affole également, sur un rythme de montagnes russes, hurle le comment du dedans du dehors. Le comment je vis entre la lumière et l’ombre.
Vivoter, végéter, me maintenir, en silence, râle-je. Rage-je.
J'élabore quelques images sur des interstices de la vraie vie, aussi fins que canetilles : un crissement de freins dans le lointain, une odeur nouvelle qui monte de la cour, un courant d'air, des épisodes douloureux qui chancellent sur mon esprit... É pleins seaux d'invisibles horreurs, d'incontrôlables terreurs, je cherche comment cacher mes fragments de lucidité. Comment au contraire de me réparer - je n'y suis jamais arrivée - je réussis à métamorphoser un hochement de tête négatif en un assentiment souriant. Un frôlement du trousseau de clés en un retour devant ma maison. Un coup d’œil jeté vers les barreaux en un regard très attentif qui scrute les nuages pour connaître le temps qu'il fait dehors.
…Comment ne pas être en proie à la panique ? Au déséquilibre total de mon réseau d'émotions ? Je ne sais. Je tente chaque matin, j'en rage, surtout depuis ce vrai manque de lui et celui des volutes bleutées, de maintenir ma vie hors du tangage et du roulis de la prison.

À l'intersection de la rue Homère et de la rue Boudouresque, un jour, plus tard, je stationnerai longuement, tête en l'air. Je n’entendrai pas ses pas. Puisque je serai seule. Les miens seront bruyants. Exprès. Vivants. Libres.
Au milieu de la rue, pile au centre, tatoué dans le vide sur le bleu tendre, à plusieurs mètres du sol, le nombre 14825 se balancera doucement, comme avant. C'est un pochoir noir en métal rouillé, usé par les eaux des pluies. Ses chiffres alignés seront encore accrochés à deux câbles rivés aux immeubles de part et d'autre de la rue, en quatre points. Sa signification m'est inconnue, mais je sais qu’en rageant je songerai au numéro de mon matricule. Deux isolateurs en porcelaine blanche, en forme de Yo-Yo, gros comme un de mes poings serrés, encadreront toujours le réverbère suspendu que nous regardions en nous promenant. Ils me feront penser à cet autre temps. Qui n'est plus. Qui ne sera jamais plus. Une folle parenthèse.
Je ne pourrai pas capturer la lumière aveuglante longtemps. Je devrai me réhabituer. Je ne réussirai pas à contenir mes larmes. J’aurai envie de calme, d’un apaisement et de sens donné aux choses, je ne voudrai plus empoigner de peurs. Ni voir s'enrayer les mobiles qui dansent. Ni rompre ma vigilance.
J'avancerai seule, mais forte, vers la beauté et les antichambres parfois peu faites pour l'âme humaine, les chemins qui s'ébrouent entre elles et les limbes aux petits pouvoirs de tractions. Sans oublier les lumières de levées de nuits, après ma levée d’écrou.
Je souhaite garder une ligne de conduite, sans lui (et comme je me méfierai des autres !) où je me contenterai de beaucoup. De passages où la terre oscillera en me prévenant. De percées d'une réalité vraie, qu'elles soient précipice, désert ou montagne. Donc, quelquefois, presque pas, rarement, je songerai à avant. Avant, lorsqu'il marchait à mes côtés et que toute la ville s'arrêtait. Avant, lorsque je me suspendais sur ses éclats que j'aimais.
Et je quitterai Marseille, ses truands, ses voleurs de cœur, son milieu salé. Salé par les larmes des femmes qui payent pour les bêtises des hommes.
Je penserai à l'imparfait.
Et ce sera la dernière fois que je viendrai me promener là.

©Marie Mélisou août 1999 - mars 2000

   
   
   
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