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Le fou qui semait le feu aux couleurs
 

« Ce jour-là nous ressentions, devant la toile muette, un choc, un tout
petit choc. Celui-là même que nous ressentons quand nous rentrons
tard et qu'un inconnu s'avance vers nous dans la nuit. »

Jean-Paul Sartre

Blanc de titane, terre sienne naturel, noir de vigne, ocre jaune clair, ocre rouge, terre verte.
« La Méditerranée a une couleur comme les maquereaux, c'est à dire changeante, on ne sait pas toujours si c'est vert ou violet, on ne sait pas toujours si c'est bleu. »
Cette fois l'homme a choisi une composition décentrée et périphérique. Tout à fait inconscient, son choix est instinctif. Ni exercice, ni théorie, la vibration passionnée qui le soulève à cet instant est un état limite. À mi chemin de la vie et la mort. Il n'a pas hésité entre centrer et faire concentrique ou, décentrer et penser à travailler périphérique. Les critiques, seulement eux, bien plus tard, y penseront.
Sur son profil, un bref éclat vert d'affolement insiste jusqu'à ses yeux qui creusent son âme. Un paysage naît en lui. Il sent, puissamment, qu'il faut aller vite. Plus rien ne peut attendre. Surtout pas les espoirs naïfs, les images sauvages, les allégresses à combler, le malheur à bombarder, l'absinthe à boire, Paris à retrouver ou encore, une lettre sur le bonheur des couleurs à finir d’écrire pour son frère.
Moi, j’écoute Johann Strauss, La marche de Radetzky. Sur ce rythme frénétique, j’imagine l’homme qui peint, il veut jeter son cœur fou immédiatement, là, sur le drap bis tendu à cheval sur le cadre de bois blanc. Son empressement est terrible, comme celui d’un animal lancé au galop en bord de forêt. Comme la nudité d'un visage qui transperce avec la certitude du vrai asséné, acquis. L'homme agit vite, à grands gestes. Vite, avant que ses émotions ne partent à tout jamais. Ce serait terrible si cela devait être.
« La troisième question est d'opposer un bleu pâle à un même bleu sombre, un rose à un brun rouge, un jaune citron à un jaune chamois. »
Ocre jaune, sienne calcinée, ombre naturelle, havane, ombre calcinée, ardoise, vert de sève, marron garance.
Une fois le premier tube pressé sur sa vieille palette aux couleurs toujours rangées dans le même ordre, le travail s'enchaîne selon la direction - jamais immuable - donnée par les premiers coups de crayon, très rapidement jetés. Ils ne sont rien. Juste esquissés, ils sont pense-bête. Ils sont un rectangle de lumière sur le bord de la vitre. Un appel posé à l'extérieur pour entrer au dedans. Ou bien, depuis dedans, le comment se jeter à l'extérieur. L'homme ne sait plus bien tant son empressement à créer est immense. Ces traits qui attendent de vivre sont des silences épais, étouffants et étouffés. Ils hurlent silencieusement à la couleur. Des exaspérations d'apparence sereine.
« J'ai une vue du Rhône (...) avec dans le fond bleu une note orangée vive et une note de vert Véronèse intense. »
La couleur, la couleur est le grand tout. L'homme semble vouloir éviter toute confusion en murmurant à l'un de ses pinceaux : « maintenant un carmin carmin, puis mes teintes plates et franches... »
Chez moi, Mozart prend le relais avec une symphonie. La 40ème convient, avec son premier mouvement allegro molto. Je vois l’artiste. En fond, arrière-plan, son bras danse devant la toile. Les doigts de l’autre main agitent un chiffon sale à l'odeur de térébenthine. Devant, au premier plan, son front se couvre de rides profondes et deux yeux fous grands ouverts nagent sur des rêves rendus visibles.
La veille, il a écrit : « Puvis et Albert peuvent accorder l'académisme, eux. Moi non. Tu le sais, mon ami, mon frère, je travaille... (…) Et le ciel est d'un bleu dur avec un grand soleil brillant. »
Oui, Pierre Puvis de Chavannes peut traiter les couleurs en aplats, oublier la profondeur, installer l'absence d'âme… Lui n’y arrive pas.
Bleu de Delft, fraise écrasée, jaune cucurma, rose cyclamen, vert cyprès, bleu-vert cyan, bronze cuivré, blanc crème.
« Je voudrais toujours travailler à des portraits (...) criards comme cela. »
Le paysage s’éprend de couleurs. Les notes de la gamme, les teintes graduées de sa technique à l'huile conçoivent le naturel, le vrai, l'intense et l'espace.
« Pour m'habituer à d'autres couleurs qu'aux gris… »
Moi, je me récite des passages des lettres à son frère. « J'en ai travaillé les avant-plans par des empâtements de blanc de céruse… » lui note-t-il. J'en souffre, en palpite, en ris, m'en émeus. Sur Albinoni. Pas ce pastiche d’adagio en sol mineur qui lui fut attribué. Pas une de ces promenades automnales et sirupeuses sur le bord d'un lac, ni le long d’un canal d’Anvers à des pas lents, tristes et réfléchis. Non, ce serait tout le contraire de ce fou qui semait le feu aux couleurs. J’écoute un concerto pour cordes, enflammé comme l’était Venise. J’y goûte un printemps timide, haut de toutes les audaces. Enfin, j’approche le sentiment de ses années de brouillard, de ses émotions dépourvues d'ombres et de sommeil. De ses souffrances dues à l’éloignement de Théodore pour sa quête de lumière.
Je suis grave de tout ce que l'on sait de lui. Si légère de ce que l'on ne saura jamais.
Orange mandarine, jaune maïs, rose indien, vert franc, noir de suie, safran, rose aurore, blond saumoné.
Maintenant, il frotte son pinceau et change de couleur. Il cherche et compare toujours. Il connaît le travail d'ãdouard, celui des deux Paul, de Gustav, Pierre-Auguste, Claude, Henri, Georges, Camille, Gustave, Charles... Les recherches de ses condisciples le passionnent. Il aime et s’enthousiasme depuis longtemps pour Eugène, un maître.
« Je ne serais pas surpris si les impressionnistes n’étaient pas d’accord avec ma manière de travailler, qui s’est enrichie des idées de Delacroix plutôt que des leurs. Car au lieu d’essayer de reproduire ce que j’ai exactement devant les yeux, j’emploie les couleurs d’une manière plus arbitraire pour pouvoir m’exprimer plus énergiquement. »
L'embrasement qui l'illumine et le soulève est immense. Sur la toile qui devient tableau, le contraste du fond s'accorde avec l'avant-plan. Comme lorsqu'il se trouvait devant les roches rouges de l'Estérel et le bleu de la Méditerranée.
« C'est plutôt traduire dans une autre langue - celle des couleurs - les impressions de clair-obscur en blanc et noir. »
Le Sud. Des cyprès. Des cyprès, des cyprès le torturent. Il souffre mille tourments en songeant aux combinaisons possibles de plusieurs perspectives sur une même toile. Avidement, il expérimente de son écriture puissante la matière qu’est le chanvre brut, sans apprêt. Sa main doit pouvoir réaliser ce que son esprit lui dicte durant ses éclairs de lucidité.
Une bonne vient l'avertir. S'il veut bien venir et passer à table, elle va servir la soupe. Il ne l'écoute pas. Il ne veut surtout pas l'entendre, pas être dérangé, pas perdre le fil de la couleur. Il la renvoie. Manger et dormir, ne comptent plus. Le moment de trouver approche. Il vit à un tel point dans un monde d'illuminations que tout repère de routine est rayé. Ils ne lui manquent aucunement. Le contraste des couleurs complémentaires possède un plus grand pouvoir.
« …Pour exprimer l’amour de deux amants par un mariage de deux couleurs complémentaires, leur mélange et leur opposition, les vibrations mystérieuses des tons de même nature. »
Bientôt, nul ne pourra l'atteindre et encore moins l'aider. Qui peut se douter qu’il travaille à son œuvre mature ? Dans une composition il ajoute, lors d’une des dernières étapes de l’exécution, une pipe sur une chaise. Avec une brosse étroite il adjoint la matière très empâtée et quelques hachures incurvées. Son regard luit de fièvre, il transpire et tremble tout à la fois. Le sol tourne, mais il réussit à accentuer le bord arrondi de la chaise paillée qu’il peint.
Cette fois-ci il utilise de la laque rouge, du vermillon, du jaune de cadmium, du bleu outremer, du bleu de cobalt, du vert émeraude, du vert viridian, du blanc de plomb et quelques terres colorées.
Les teintes de sa palette dansent en traits à l'huile fraîche, en ronds qui s'enroulent. Sarabande de tons posés sur lesquels il n'indiquera jamais la couleur Indigo - ni dans son courrier, ni nulle part dans ses notes comme si elle n'avait pas existé -
« Je me vois revenir moi-même d'un travail mental pour équilibrer les six couleurs essentielles, rouge - bleu - jaune - orange - lilas - vert. »
Blanc d'argent, blanc opaque, bleu d'Anvers, terre d'ombre brûlée, jaune minéral, ocre d'or, rouge lumineux, jaune de Naples, jaune de chrome n° 2 et n° 3, orange, bleu de ciel...
Moi, maintenant. Lui, au temps d’avant. Mon regard plonge dans le sien. Les sons déchirants et solaires de La nuit obscure, de San Juan de la Cruz m’emportent et me transportent. L’émotion suscitée par ses touches énergiques s’accordent au chant chaud. Je perds pourtant le tempo. La peinture est si épaisse et si ferme, je me laisse engluer par chaque touche.
« Je n’y puis rien que mes tableaux ne se vendent pas. »
É folle allure, il exploite les lignes bleues qu’il a posées et qu’il renforce de touches riches et beurrées. À la recherche de la meilleure luminosité, souffrant d'insomnies et d'hallucinations, il travaille à un rythme très intense. Ses lignes prennent chaque jour des formes de plus en plus torturées. Il délimite les formes et les contours au moyen de hachures en couleurs qui prennent feu.
« Je lutte de toute mon énergie pour dominer mon travail, en me disant que si je gagne ce sera le meilleur paratonnerre contre la maladie. »
Sans musique, il meurt.
L'avant veille, le 27 juillet 1890, il s'est tiré une balle dans le cœur. « C'est inutile, la tristesse durera toujours » chuchote-t-il à son frère Théo et au Docteur Gachet.

©Marie Mélisou

   
   
   
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